Jérôme Bouchard : "ni flaques, ni boue"

Ce projet a débuté par la réalisation d’un relevé géographique d’un parc situé en en périphérie de Paris, à Gennevilliers. Ce parc m’intriguait, car au milieu il y avait une zone de chantier. Je voulais cartographier cette zone qui présentait plusieurs enjeux sur le plan environnemental, urbanistique et politique. Pour ce faire, j’ai entrepris, avec l’aide d’un chercheur de l’Université de Liège[1], d’effectuer un relevé LiDAR, une technique de mesure à distance basée sur l’analyse des propriétés d’un faisceau de lumière renvoyé vers son émetteur. Je pourrais décrire longuement les raisons qui ont orienté ce choix. Toutefois, ce qu’il faut retenir au-delà de mon intérêt pour ces territoires troublés, c’est la relation entre l’appareil de captation LiDAR et ce territoire complexe, mi-domestique, en mutation, sorte de «troisième nature» pour emprunter le concept d’A. Tsing[2].

En manipulant ces données, j’ai cherché à explorer les limites de cette technologie pour saisir cette troisième nature composée de déchets, de flaque d’eau boueuse, de gravier et de terre, de végétaux. Depuis les inondations de 2021 qui ont détruit mon atelier en Belgique, je suis interpellé par les images ou l’absence d’images pour prédire et représenter ces phénomènes complexes. Outre les questions écologiques que ces phénomènes sous-entendent, ce qui m’interpelle surtout, sont les lieux de bascule entre figuration et abstraction. Dans le relevé LiDAR du parc des Chanteraines, j’ai perçu un générateur d’image dont le contenu n’avait plus rien à voir avec mon expérience sur le site ou avec l’exactitude de l’outil. Au lieu de chercher à reproduire en peinture les images de la visualisation 3D, je me suis intéressé à saisir les écarts entre mon expérience sur le terrain et les données captées.

J’ai ainsi produit une dizaine de projections 2D à partir de zones imprécises, des flous, souvent près du sol à la lisière d’objets ou du site lui-même (clôture, machinerie, détritus, touffes d’herbes). Des aquarelles d’Albrecht Durer en passant par les gravures de Hercules Seaghers et des dessins de Seurat, j’ai réalisé que ces cadrages présentaient autant des sujets de peinture que des interactions invisibles. En atelier, j’ai cherché à retraduire ces sujets en utilisant autant des procédés manuels que des outils à commande numérique laser : sachant que le jumelage de ces procédés allait provoquer des matières triviales. J’ai donc été motivé autant par les erreurs de ces outils que par celles du travail de la peinture. Au bout du compte, ce sont les poussières, les trous et les brûlures qui ont fini par se superposer, par redessiner quelque chose de l’ordre de cette troisième nature.

 

[1] Ce relevé LiDAR du parc des Chanteraines a été réalisé par Pierre Hallot, professeur et géomaticien à ULiège, Belgique en juin 2021.

[2] La troisième nature décrit une nature capable de vivre malgré le capitalisme, les organismes qui la composent ne se contentent pas de survivre aux transformations qu’imposent les humains mais bien de croître, fructifier : vivre tout simplement.